Les Breckman étaient des privilégiés – à leur façon. Héritiers de la grande tradition des ranchs américains, qui totalisaient des centaines de tête par exploitation à leur âge d’or, ils en avaient gardé les terres mais le rendement était nettement inférieur et la gestion du cheptel nécessitait des calculs minutieux. Heureusement une autre tradition breckmanienne rééquilibrait très efficacement les comptes : l’école militaire était un passage obligatoire et l’engagement pour son pays, une évidence. Cela leur donnait notamment accès à tous les soins et vaccins des hôpitaux militaires, en plus d’une formation de qualité et un sentiment de servir quelque chose de plus grand. C’était seulement après quelques années de service, pourvus d’une jolie retraite de vétéran, qu’ils consacraient leur vie et ce qui leur restait de santé à leurs chers Texas Longhorn (seule espèce, c’était bien connu, à endurer encore les maigres et arides pâtures du vingt-cinquième siècle).

Le jeune Daniel, disait son père, avait tout pour faire un bon soldat. Il l’était déjà à sa manière, au plus profond de l’hiver, quand les coyotes s’enhardissaient et qu’on mobilisait petits et grands pour monter la garde. C’était là qu’on lui apprit à être calme, patient, mais aussi précis et prompt à la détente. Il n’avait que neuf ans quand il tira son premier coup mortel, sous les félicitations de toute la famille. Il savait ouvrir l’œil, disait-on, et le bon. La tendance allait se confirmer sur les bancs de l’école militaire.

Bien que remuant, comme beaucoup d’adolescents de son âge, le garçon savait se montrer assidu quand il le voulait vraiment, et il avait plutôt intérêt à le vouloir car il visait haut : son père lui a tellement répété que son coup d’œil ferait des merveilles dans l’armée de l’air qu’il se rêvait depuis longtemps pilote d’avion de chasse. Sans pour autant oublier d’être jeune, il mit donc tout en œuvre pour maintenir une moyenne élevée dans les matières qui intéressaient les recruteurs et vit ses efforts récompensés par une place dans une prestigieuse académie militaire. Là encore il mena une scolarité exemplaire (ponctuée par quelques bringues monumentales avec les autres cadets de sa promotion, mais seulement lors des permissions évidemment !).

Il put ainsi intégrer la formation pour piloter un avion de chasse, une formation longue, coûteuse mais très épanouissante. Sa première virée sur ces petits bijoux de vitesse le transporta littéralement au septième ciel ! il n’était d’ailleurs pas mauvais à ce jeu-là et sa maîtrise prudente mais efficace des appareils était grandement appréciée, de même que la discipline de fer dont il faisait preuve (en service seulement). Voilà pourquoi il se vit contacter, vers ses vingt-cinq ans, pour rejoindre le contingent de Gaëlia, cette exo-planète qui constituait un nouvel espoir de l’humanité. D’abord surpris, il examina attentivement la proposition et finit par l’accepter sous réserve que sa famille continue à recevoir une rente minimale qui correspondait à la part de son salaire qu’il leur envoyait.

Avant le grand saut il y avait toutefois une procédure à suivre, qui l’amena à São Paulo pour une série d’entretien. Bien que relativement courts, ces derniers représentaient une grande source de stress et Daniel ne put s’empêcher d’oublier aussitôt sa nervosité dans les débits à boisson de la ville brésilienne. C’était dans un de ses établissements qu’il fit la connaissance de Norah. Norah était drôle, spontanée, extrêmement belle aussi (a-t-on déjà vu une telle crinière de lionne ?) et d’une sensualité à tomber. Il se laissa séduire et l’emmena le soir même dans sa chambre d’hôtel sans en attendre tellement plus qu’un moment de détente entre deux adultes responsables, mais le courant passa bien et ils continuèrent à se fréquenter, découvrant une personnalité complexe, pleine de débrouillardise dans un contexte pour le moins difficile. Il se trouva ainsi à payer les soins médicaux qu’elle refusait, suite à une mauvaise rencontre dans un bar qui lui avait valu un mauvais coup. Le militaire s’enhardit même, à la fin de son séjour brésilien, à l’inviter à la fête d’adieu que lui organisaient les membres de son unité, un week-end de folie dans un chalet à flanc de montagne. Sans surprise tout le monde l’adopta dans la bonne humeur et il passa avec elle des moments inoubliables. Elle avait sur lui un effet apaisant dont il avait alors bien besoin.

Cependant il savait que ce n’était pas fait pour durer et elle aussi. Il rentra ainsi au Texas pour profiter de ses derniers mois sur la planète Terre en famille. Il eut alors la surprise de recevoir la visite de Norah, qui voulait lui offrir un dernier cadeau d’adieu par sa présence. La Brésilienne avait par contre bien changé en l’espace de quelques semaines, elle avait maigri et quand il lui caressa les seins il leur trouva une raideur suspecte. Sachant sa réticence à se faire soigner à cause de son budget limité, le militaire insista pour lui payer une consultation dans un centre de soin d’Austin. Il craignait à vrai dire un cancer, le verdict le laissa interdit : Norah était enceinte, probablement de ses œuvres, et bien que ce soit un accident (elle avait un jour été malade et avait sans doute vomi par inadvertance sa pilule contraceptive) elle tenait à garder l’enfant, assurant qu’elle se débrouillerait. Troublé, le futur père ne put se résoudre de partir en laissant cette affaire en suspens et promit de trouver une solution (sans pour autant renoncer à sa réaffectation, ils ne le souhaitaient ni l’un ni l’autre).

Avec l’aide d’un avocat spécialisé dans les affaires militaires, ils organisèrent un test ADN intra-utérin suivi d’un mariage express dès qu’il n’y eut plus aucun doute quant à la paternité. Armés de ces documents, ils déposèrent une demande de regroupement familial d’urgence (si l’enfant devait naître sur Terre il faudrait en effet réserver deux places au lieu d’une, ce qui n’arrangeait guère ses employeurs). Les futurs grands-parents n’accueillirent pas la nouvelle d’un très bon œil, mais leur fils leur fit pas moins jurer de veiller sur leur belle-fille en attendant que l’armée puisse lui réserver une place dans une navette.

Son cœur s’en trouva un peu allégé quand il arriva à Gaëlia, dont les splendeurs le laissèrent sans voix dès qu’il débarqua sur la station Magellan. Sa hâte d’explorer le ciel irisé de la planète lui permit de supporter les premières étapes de l’initiation sans trop broncher, même si certains des aspects les plus fumeux de la « Moïra » le laissait pour le moins dubitatif. Les choses ne prirent un tour intéressant que quand il put rejoindre le « plancher des hellenims » (comme il l’appelait par autodérision) où on lui fournit quelques implants pour améliorer ses performances de pilote… et une merveille de technologie aérienne avec laquelle faire ses armes dans ce tout nouveau contexte.

Pour son année et demi d’initiation (l’armée avait négocié pour que le supplément soit réparti entre les deux membres du couple) il se trouva affecté à la garnison dinirim de la porte sud, où il était mobilisé sur des missions gaëliennes qui allaient de l’escorte de botanistes partant récolter quelques herbes médicinales à la recherche de personnes disparues dans la nature ou le pistage de prédateurs rôdant trop près des zones agricoles. Le cahier des charges lui plaisait plutôt bien (même s’il était un peu frustré de ne pouvoir pousser les explorations plus loin), mais pas tant que la nouvelle qu’on lui annonça quelques mois plus tard : à peine arrivée sur la station orbitale Norah avait accouché d’une adorable petite Othilia Breckman. Cette dernière fut confiée à l’heureux père, qui prit contact avec d’autres immigrants pour la faire garder durant ses heures de travail. Finalement la petite famille fut réunie à Illyria, une ville qui les enchanta tellement que Daniel demanda d’y garder son affectation principale en tant que patrouilleur et agent de liaison (au service de l’armée cette fois, bien qu’il collabore occasionnellement avec les autorités gaëliennes quand sa hiérarchie le lui demande). Il restait cependant tenu de se rendre régulièrement à New Hope, pour rendre ses rapports ou participer à des missions programmées où ses talents étaient requis.

Six ans après son recrutement, Daniel Breckman est un homme heureux, épanoui dans son travail comme dans sa vie familiale, mais parfois inquiet de la fragilité de son petit bonheur. Il répète toutefois à qui veut l’entendre que les Gaëliens ne sont pas de si mauvais voisins que cela (sauf les mystiques, mais il avait le même problème avec certains pasteurs sur Terre donc il les pardonne) et qu’il a bien l’intention d’économiser pour se payer une retraite paisible dans un élevage de hellenim – tradition familiale oblige, on ne change pas les recettes qui marchent.